Wednesday, June 22, 2011

Bien mieux et bien plus......

BIEN MIEUX ET BIEN PLUS QU’UN CHANTEUR
Serge Lebrasse , c’est bien connu, est chanteur,et pas n’importe quel chanteur.Il a fait les délices de plusieurs générations de Mauriciens,mais il semble qu’il soit aujourd’hui quelque peu tombé dans un oubli que rien ne justifie.On pourra dire autant de Roger Augustin, dont la production est certes moins abondante que celle de Serge Lebrasse,mais dont on ne sait très bien si c’est lui qui inspira l’auteur de Madam Ézène ,ou si c’est ce dernier qui exerça quelque influence sur lui,soit dit sans ,à quelque moment, insinuer qu’ils ne firent que s’amuser à se copier,à s’imiter mutuellement.Et ce n’est certainement pas Jean-Claude Gaspard, en lequel on peut très bien voir le continuateur de Roger Augustin et surtout de Serge Lebrasse---------nous ne parlons pas de la personne Jean-Claude Gaspard lui-même,mais de ses chansons, de ses textes surtout-------------, qui affirmera le contraire. Bien entendu, ce n’est pas diminuer le talent ni mésestimer l’originalité de Jean-Claude Gaspard que de le dire, vu qu’il ne se contente jamais de n’être que l’épigone,si brillant soit-il , de Lebrasse.
Le talent de Serge Lebrasse,nous semble-t-il, n’a jamais été vraiment reconnu à sa juste valeur.Sur le plan musical,il ne fait pas que redonner du séga, mais il pratique le mélange actif du séga et de la ballade française. Que l’on prenne n’importe quelle chanson de ce chanteur, qu’il s’agisse de Ti Paul lé coupère canne , de Séga bitoule ,et de tant d’autres morceaux, le rythme n’est jamais très accentué , mais en même temps, la mélodie ,toujours très douce, est constamment légèrement rythmée.On peut trouver que la recherche musicale ne va jamais très loin, regretter que l’auteur soit comme inconscient des virtualités du contrepoint.Ce n’est pas impossible, encore que, nous le montrerons plus loin, Lebrasse se livre,à sa manière , à une mobilisation du contrepoint qui est pour le moins étonnante.Sur le plan strictement musical, cette confrontatiion discrète -------------il ya toujours beaucoup de discrétion et de simplicité chez Lebrasse , comme chez tous les grands artistes,-------------entre le séga et la ballade, qui témoigne du rapport de l’auteur à la tradition, promeut un jeu de citations de motifs musicaux pour produire quelque chose qui, tout en rappelant le séga et la ballade,ne relève ni du séga ni de la ballade à proprement parler, mais signale l’apparition d’un nouveau genre, celui de la ballade créole.( Qu’ on n’objecte pas le cas de La rivière Tanier ,dont , au départ, seules les paroles étaient, comme on dit, créoles, et qui ne s’est transformé en ballade créole que dans des versions ultérieures, grâce, sans doute, à Serge Lebrasse justement . )Outre la création, déjà remarquable, d’un genre nouveau, ce que Lebrasse met en scène , par le biais de cette confrontation, dont nous n’ignorons pas qu’elle peut donner lieu à d’autres lectures que ,pour notre part, nous ne choisirons pas de retenir ,c’est le dialogue, la communion, dans un esprit d’accueil et de partage, des cultures.Et n’oublions que cela, Lebrasse le propose dans un contexte caractérisé par le cloisonnement des cultures;ce qu’il nous dit,à sa manière, c’est qu’aucune culture ne se peut développer sur le mode de l’autarcie.Il n’y a pas LA culture française,ou créole ( au sens courant de ce terme), ou indienne,ou chinoise, mais toujours des cultures.Une culture, c’est toujours ( au moins ) plus d’une culture.Ce dialogue, cette communion, activement à l’oeuvre dans le travail de Lebrasse, sont propres à favoriser l’échange entre les cultures,la paix, l’harmonie.S’ils n’ont pas produit les effets auxquels on aurait pu s’attendre dans la pratique, dans la vie de tous les jours,la faute n’en est pas à Lebrasse: il était tout simplement en avance par rapport aux autres.Ceux qui jugeront que nous exagérons ne manqueront de relever que les modalités de cette confrontation de genres musicaux ne sont pas très diversifiées; ce n’est pas tout à fait inexact.Mais inversement,on peut aussi bien estimer que Lebrasse a choisi de privilégier une constante,une dominante musicale dont il exploite au mieux de ses capacités les virtualités afin, précisément, de bien mettre en évidence ce dialogue de cultures dont il se fait, et se veut,peut-être également, le héraut. Et peut-être même----------pourquoi pas ?------------le héros.S’agit-il là d’un procédé ? Ce n’est pas impossible, mais rien n’est moins sûr non plus.
Mais l’héroïsme, s’il y en a chez Lebrasse------------et il y en a sans doute-------------, est toujours discret;tellement discret ;tellement discret qu’on ne s’en apercevrait même pas.Cet héroïsme-là est celui de la lecture et de l’écriture.C’est l’héroïsme d’un regard lucide et courageux, jamais féroce,toujours amusé et nullement méchant , parfois tendre et ému, comme en témoigne le morceau Père Laval , sur la société.Notons que Lebrasse ne critique ni ne condamne;il regarde,analyse, constate et décrit tout en racontant.Cela n’est pas ,par certains côtés , sans rappeler La Fontaine dont chaque fable peut faire songer à une scène de théâtre.De même Lebrasse nous propose des scènes de la vie mauricienne,mais avec un humour feutré;il ne prend pas position, qu’il s’agisse de sorcellerie, des déconvenues du séducteur imaginaire , de telle ou telle mode, de la réaction à l’indépendance du pays, mais constate.Le constatif, chez lui, s’accompagne d’une nette distanciation au regard de ce qu’il raconte ou décrit.Il est capable, en quelques mots, alors qu’à Balzac, au grand Balzac,il faut des centaines de pages pour ses scènes de la vie provinciale,de brosser des tableaux de la vie mauricienne, et s’il fait penser à La Fontaine,il a la perspicacité de ne point céder à la tentation moraliste. ( On n’en déduira pas que nous cherchons à confronter Lebrasse à La Fontaine et à Balzac .)De plus ,le constatif se transforme en performatif ,dans la mesure où le lecteur/auditeur est invité à réagir à partir de son écoute, de sa lecture.Le texte de Lebrasse n’est surtout pas idéologique, au sens brechtien. Il a l’air de dire : < Tenez , regardez, voilà à quoi elle ressemble la société qui est la nôtre;mais regardez-vous, regardons-nous>. Il nous tend ainsi le miroir de nos faiblesses, de nos moeurs, mais , avec un certain recul, non pas pour nous reprocher quoi que ce soit,mais pour nous convier à en tirer les conclusions qui en peuvent découler.
Et Lebrasse va plus loin encore;il n’y a pas que le travail, admirable, de sociologue auquel il s’attelle,et dont nos soi-disant sociologues ne sont nullement capables. Il y a aussi------------et c’est absolument prodigieux,-------------que les paroles ,tout en suivant la ligne mélodique et en suivant le rythme, en sont comme décalées, comme si elles fonctionnaient comme le contrepoint dans ses chansons.Pour peu qu’on écoute et lise------------et écouter, c’est ( également ) lire,----------------, on sera sensible à ce contraste ,qui ferait croire à deux registres différents, sinon étrangers, entre la tonalité des paroles et celle de la musique.Tout se passe comme si la musique et les paroles se niaient et s’épaulaient mutuellement en même temps.Encore un peu, on serait tenté de penser à Sequenza 111, de Berio.Mais n’exagérons rien.
Serge Lebrasse ,soyons-en sûrs, est très content de n’être que chanteur,lui si modeste et gentil et d’une telle simplicité.( Nous avons rencontré,à Maurice, cette grande simplicité surtout, pas uniquement, chez des musiciens ; nous avons en tête ,pour ne parler que de ceux que nous avons pu côtoyer ne serait-ce qu’un tout petit peu, surtout Philippe Le Breton, Gérard Cimiotti, Sténio Olivier,José Ramar, Dean Nookadu, Karl Abraham, Claudio Veeraragoo, Jean-Claude Gaspard , Elizabeth Forget ,Gérard Telot , Gérard Bergicourt, et, bien sûr, Claudio Cassimally, sans oublier celui que vous savez,cela va de soi.) Soyons sûrs en même temps que Serge Lebrasse n’est pas que chanteur: il est bien mieux et bien plus que cela encore.
Ramanujam Sooriamoorthy

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