Thursday, March 10, 2011

Il n'y a pas de quoi

IL N’Y A PAS DE QUOI

Toute commémoration suppose une défaillance de la mémoire et ( peut-être également, mais rien n’est moins sûr,) une volonté de remédier à cette défaillance.C’est parce que la mémoire est oublieuse, parce qu’elle ne (se) rappelle pas,ou rappelle mal, pas assez, ou qu’elle ne veut pas, ne tient pas à (se ) rappeler,qu’il convient de rappeler, de commémorer.Le discours commémoratif, de ce fait, ne peut que se sentir lui-même en défaut :ce qui le rend possible et l’autorise, c’est un sentiment de faute----il s’est trouvé pris en défaut----------, de culpabilité ; d’où cette impression de conscience honteuse et malheureuse qu’il s’efforce de dissimuler en adoptant le ton de l’héroïsme.Il présente presque toujours un caractère hyperbolique que l’on pourra, non sans raison, juger symptomatique, sinon suspect.

Mais ,en même temps, on pourrait affirmer que le discours commératif, qui vise à remettre en mémoire--------------et ,par définition, on ne remet en mémoire, en la mémoire que ce qui s’en est,si l’on peut dire, évadé, ce qui ne s’y loge plus------------, n’est pas lui-même frappé d’amnésie,partielle ou non; bien au contraire,il s’agit d’un discours hypermnésique qui se rappelle très bien, qui ne se rappelle même que trop. Ce sont les autres qui ne se rappellent point, qui ont la mémoire fragile,les autres , c’est-à-dire la foule, ceux qui sont trop obsédés par leurs intérêts égoïstes et mesquins, ou qui , trop occupés à survivre( à l’instar des esclaves ? ), ne connaissent que le temps du travail et celui du sommeil, et ,pour remédier à cela ,il y a fort heureusement la geste commémorative qui, forte de son hypermnésie, se humblement et généreusement propose à titre d’hypomnèse. Discours salvateur ,il rappelle le passé, comme si l’on pouvait rappeler le passé, à la fois pour qu’on le revive ,mais aussi pour qu’on le conjure en même temps .En un sens , il n’en peut qu’aller ainsi, vu qu’une trop forte insistance sur le seul passé, primordialement sur le passé , risque fort de broyer, d’escravanter le présent et ses réalisations; une stratégie qui fonctionne de la sorte serait certainement appréciée par des forces d’opposition , mais ,même là, elle ne saurait s’offrir le luxe de n’avoir un regard tournévers l’avenir.Une amphibologie , d’aucuns diraient une contradiction , congénitale le travaille, semble le travailler , mais il ne s’agit là que d’une illusion.

De quoi le discours commémoratif est-il, se veut-il, tient-il à être le rappel ?A la limite,il n’est pas impossible de concevoir un discours commémoratif qui serait isolé,ou même silencieux;pas impossible,mais difficile tout de même et, n’importe comment, un tel discours serait tellement rare qu’il passerait tout au plus pour une curiosité.Et un rituel commémoratif restreint ,auquel seraient conviées seules certaines personnes choisies ou désignées sur la base de tel ou tel critère ,n’est certainement pas quelque chose que l’on aurait du mal à envisager ou imaginer;ce serait d’autant moins difficile à imaginer qu’on peut se demander si ce n’est pas le propre de tout rituel commémoratif de n’impliquer, de ne vraiment concerner, de ne s’adresser qu’à un tout petit groupe , les autres qui s’imaginent y participer n’étant que des voyeurs.Cependant, les membres dont le petit groupe est constitué, qui ,en principe, sont des fervents ,sinon des fanatiques,n’ont guère besoin qu’on leur rappelle qui que, quoi que ce soit:ils se rappellent parfaitement d’eux-mêmes ce qu’ils n’ont même pas à ( se )rappeler,vu qu’ils n’ont que cela à l’esprit.Ils ne se livreront pas moins à l’action commémorative pour plus d’une raison : travail ( impossible ) du deuil, désir de rédemption, mais aussi narcissisme et exhibitionnisme.

Toutefois, ce qu’il convient de retenir ici, c’est que le discours commémoratif, qui, ne craignons de le répéter, est véritablement le fait d’un petit groupe et ne s’adresse qu’à ce groupe, doit en même temps, pour résonner de toute son importance, réelle et imaginaire,pour resplendir de tout son éclat,authentique non moins que factice, ne serait-ce que principiellement, pouvoir mobiliser, spontanément si possible, l’attention admirative de tout le monde, de tout l’univers même.C’est pour cela que le discours commémoratif , bien qu’il soit le propos d’un seul--------------mais c’est autrement plus compliqué,un seul n’étant jamais qu’un seul, tout étant un seul, lequel bien souvent est seul sans être tout à fait seul,-------------ou celui d’un groupe, en est un qui aisément emporte l’adhésion,la plupart du temps dans l’enthousiasme et la jubilation ( comme masturbatoire? ): rien à cela d’étonnant,vu qu’il s’agit d’un discours auquel on s’identifie sans peine, dont n’importe qui pourrait se croire l’auteur( pourrait seulement,mais c’est ce qu’il faut de distance suffisante et respectueuse pour que l’identification et le l’admiration , une admiration quelque peu craintive, soient possibles ).C’est le propos d’un seul,n’en eût-il écrit la moindre syllabe ------------car tout aura été mis en place ( au niveau du ton ,du style, du choix des mots,voire de la théâtralisation avec la scénographie tenue pour idoine) pour le faire parler et agir comme il le fait d’habitude et surtout comme il est censé devoir le faire, conformément à l’image construite de lui, avec lui, pour lui,mais surtout pas d’autres que lui, qui aura détrôné la personne réelle afin d’imposer sa souveraineté factice sur une foule aveuglée jusqu’à la stupidité-------------,mais qui doit pouvoir donner à tous l’impression que ce n’est pas moins le leur, sans que pour autant ils en viennent vraiment à croire que c’est effectivement le leur.Il se tourne vers le passé pour en faire l’éloge,mais comme cet éloge doit , en même temps,servir à la glorification du présent , tout se passe comme si cet éloge n’en était pas vraiment un, tout en en étant un.On peut bien sûr imaginer un discours commémoratif qui se concentrerait exclusivement sur le passé, s’y fixant amoureusement, nostalgiquement et interminablement, mais ce genre de de discours ne relèverait plus ,à proprement parler, de la commémoration----------------il ne présentera point le caractère de ponctualité, se renouvelant à des dates précises il est vrai , à quoi l’on reconnaît le discours de la commémoratiion--------------,mais, encore que la commémoration ne soit pas sans rappeler la névrose, de la névrose obsessionnelle.Le discours commémoratif traditionnel ,lui, rappelle,célèbre, glorifie,pour mieux encenser son auteur,le locuteur qui en assume la paternité et qui,aux yeux de tous, en est ,sinon le créateur, à coup sûr l’inspirateur.

Reprenons notre question : de quoi le discours commémoratif est-il, se veut-il, ou prétend-il être le rappel ?De toute évidence, d’un fait , d’une action, d’un événement--------------laissons en attente la question de savoir ce qu’est un fait, en quoi consiste une action,et ce qui permet d’identifier un événement, les trois notions n’étant ,par ailleurs , aucunement synonymes, -----------------lesquels sont nécessairement associés à une personne,à un groupe parfois, voire à une nation tout entière,mais toujours unis autour de la personne d’un chef, d’un héros en lequel la foule anonyme reconnaît son leader, son conducteur,à la fois démagogue ( au sens étymologique ) et mystagogue , éponyme.Et s’il n’est pas exclu que l’on célèbre, non pas une seule action, un seul fait,mais une série d’actions, de faits,que l’on veuille rappeler une vie entière, on ne se concentrera pas moins sur un fait, un événement tenu , à tort ou/et à raison , pour le culmen par excellence de toute une existence,sinon de tout un pan de l’Histoire.C’est assez dire qu’il ne s’agira pas de n’importe quoi, ni même de n’importe qui,même s’il peut advenir qu’une action héroïque ait pour auteur un obscur inconnu,-----------ici se pose la question de savoir ce qui rend une action ou/ et son auteur dignes d’attention et d’admiration, de savoir si on célèbre l’auteur plutôt que l’action, si c’est son auteur qui rend une action mémorable ou si c’est telle action ( suffit-il d’une seule ?pourquoi pas ?mais alors il va falloir déterminer comment une seule action en arrive , s’il s’agit bien de cela,à, comme on dit, immortaliser son auteur,) qui assure à son auteur une gloire impérissable--------------,mais d’une action, d’un fait qui fait date, d’un événement quoi! Or si ce qui fait date peut bien finir par se trouver daté, démodé, vieilli au point qu’il le faut rappeler , histoire de le sortir de l’oubli( serait –ce cela, le but de tout geste commémoratif ? son but principal?), ce qui date, ce qui est mémorable n’a pas à être rappelé pour ceci que,mémorable,il est déjà dans toutes les mémoires.Mais peut-être ne messied-il de rappeler ce que tout le monde connaît,ou croit connaître,le bien connu étant, comme on le sait depuis un moment maintenant,en raison de cela même,le méconnu,

Peut-être;s’agit-il toujours de cela cependant ? S’agit-il même jamais de cela? On peut bien , en toute innocence, en toute simplicité, croire le passé achevé, révolu , le passé n’est pas pour autant vraiment passé;en fait il n’est même pas passé : il est encore et toujours à venir.Non seulement en ce sens passablement superficiel qui voudrait qu’il n’eût pas encore livré tous ses secrets, ce qui est indéniable,mais surtout parce que constamment soumis à de nouvelles interprétations, à de nouvelles évaluations ,il est toujours en train d’apparaître pour une première fois qui va aussitôt ou tôt ou tard se trouver frappé de caducité, certes relative, mais suffisamment réelle pour le transformer.Le passé, c’est ce qui est à venir ;or, si tel est bien le cas, comment peut-on parler de remémoration et de conjuration, bref de commémoration ?Et on peut ,en effet le faire;mais c’est en succombant à une méprise , à celle d’une conception obtuse du temps.Ladite méprise permet cependant, malgré elle,non seulement de souligner , de mettre en exergue qu’il y a eu quelque chose,un événement,comme on dit, même si ,dans la plupart des cas, l’événement n’a été reconnu que tardivement, bien après qu’il s’est produit,quand il n’aura été artificiellement construit après coup, mais aussi de rappeler,de se rappeler l’envers négatif qui aura provoqué la nécessité de son irruption.Double rappel donc, mais aussi double conjuration: conjuration de l’antithèse qui aura précédé l’événement,non moins que conjuration, fort discrète,à peine perceptible,mais bien réelle et même indispensable, de l’événement lui-même qui ,sinon, montrerait le présent sous un jour peu favorable et paralyserait tout projet futur.On a tort de croire que l’on sait ce que l’on fait, que l’on sait avec quoi on joue----------et ce pourrait bien être le feu------------, quand on commémore.

Toutefois ,la méprise qui autorise,ou motive, la geste commémorative , dans la mesure où elle ne peut qu’ouvrir la voie à la répétition,la commémoration ne pouvant se réduire à un acte qui n’aurait lieu qu’une fois ,oblige, s’oblige à toujours, ne fût-ce qu’à des moments précis et programmés, reconsidérer le passé,à le redécouvrir, voire à le (ré)inventer , comme pour laisser entendre qu’elle comprend,à sa manière, que le passé n’est pas encore passé,qu’il est à venir, et la commémoration de s’offrir alors la chance de porter un regard vers l’avenir tout en se tournant vers le passé,bien moins pour ressusciter le passé que pour le susciter.Si et quand la commémoration prend ce tour, ce qui n’arrive pas souvent,elle éloigne toute tentation de fétichisme, d’hagiographie, d’idolâtrie.Ce n’est pas comme si nous disions,comme on l’aura peut-être , à un moment cru, qu’il n’y a pas de commémoration, qu’il ne faut pas de commémoration.Bien au contraire,il faut la commémoration-------------le vrai disciple est en vérité un commémorant permanent, mais il s’agit là d’une autre question---------------,mais à condition de la savoir interminable, de garder en mémoire , si l’on peut dire,que sa fonction cardinale, sinon son unique fonction, consiste à toujours réexaminer le passé afin de lui insuffler une dynamique qui, tout en le préservant, le fait fonctionner toujours autrement.

Que se passe-t-il cependant quand le discours commémoratif,plus dithyrambique que jamais, et pour cause, célèbre un fait,un événement qui jamais n’eut lieu, sauf officiellement ?Le cas est bien plus fréquent qu’on ne le pourrait croire et il y a à cela des raisons dont peut-être une seule serait acceptable, et encore!En règle générale,ce genre de pratique, phénomène tellement courant qu’on ne songe même à l’interroger,répond à un désir ou à un besoin de mystification.L’opération de mystification crée véritablement l’événement qui, dans un premier temps, n’existe que dans le cerveau passablement atteint de son, de ses concepteurs.La finalité demeure toujours l’autocélébration et l’autoglorification, mais bien plus encore la production d’une illusion.On cherche à convaincre de la réalité d’un fait qui ne s’est pas concrétisé,mais qui, s’il se fût réalisé,eût signifié des conséquences profondes, voire révolutionnaires,du moins au sens courant, eût imprimé un cours inédit à la marche des événements, à l’Histoire.Et, bien entendu,il s’agit, il s’agirait de quelque chose de si important et mémorable qu’on en ressentirait encore les effets positifs et bénéfiques , dans la joie et la gratitude.

Toutefois, comme il ne s’est rien produit de la sorte,comme il n’y a pas, par exemple ,eu de réelle abolition des privilèges de classe et que les privilèges en question,loin d’avoir été éliminés ou même ,plus simplement, réduits, n’ont jamais cessé d’exister et ont , au contraire,été renforcés à l’extrême ,ce à quoi le discours commémoratif, qui atteint alors l’apogée du scandaleux,oeuvre , c’est à la pérennisation d’un état antérieur dont l’obscénité ne fait de doute aux yeux de ( presque ) personne, tout en s’ingéniant à faire croire à la réalité historique d’un événement imaginaire qui l’aura effacé pour toujours. Et la propagande , le bourrage de crâne aidant, tout le monde , exception faite de quelques rares personnes ayant su conserver quelque lucidité, d’applaudir.Il n’y a , dans de tels cas, vraiment pas de quoi commémorer, de célébrer, de fêter.Ah non! Il n’y a pas de quoi.

Reconnaissons néanmoins que c’est là ,c’est quand l’acte commémoratif se confond avec l’assassinat intellectuel et moral,qu’on en peut ,en raison de cela même justement,qu’on en doit passer au crible le texte, le pré-texte,pour dénoncer la supercherie et exposer la perfidie à l’oeuvre, afin que se concrétise le fait inexistant que l’on prétend commémorer.Plutôt que de considérer que ceux qui commémorent et tiennent à commémorer l’abolition de l’esclavage agissent par ignorance et sottise ou légèreté,plutôt que de voir en eux des démagogues ou des nigauds,ayons l’audace de penser qu’ils savent parfaitement ce qu’ils font, n’ignorant que l’esclavage n’a jamais été vraiment aboli , même si le ton et le style en ont varié, qu’il règne plus que jamais à tous les niveaux de l’espace social et que certaines pratiques contemporaines ,Saint Julien l’Inhospitalier en pourrait témoigner, ne sont pas sans rappeller des temps que d’aucuns auront eu la témérité de croire révolus, car ils ne sont peut-être pas simplement , pour des motifs peu avouables, en train de sacrifier à une tradition dont on peut questionner la rationalité; ils sont peut-être, quoique inconsciemment sans doute, en commémorant un acte qui jamais n’eut lieu, en train de souligner la nécessité d’un tel événement : on commémore (rait) non parce que l’événement a eu lieu,mais parce qu’il n’a pas eu lieu, espérant qu’ainsi il finira par avoir lieu.Par magie ,par exemple,vu que l’acte commémoratif est bien souvent de l’ordre de la thaumaturgie ou de la prestidigitation ?Peut-être,mais on ne saurait trop y compter. Ce sur quoi l’on peut compter, c’est sur le travail de la mémoire qui se tourne vers le passé pour le ranimer, pour l’animer ,le toujours réanimer,afin qu’on n’en soit pas simplement le prisonnier fasciné ou indigné, mais pour qu’on s’en trouve mieux inspiré et libéré.Cela suppose au moins qu’on sache que le passé,qui a pourtant déjà eu lieu, n’a pas encore eu lieu et qu’il est, qu’il sera toujours à venir,le même sans être tout à fait le même,imprévisible.Sans cela, on s’ôte les moyens d’affronter ,non pas l’avenir qui ne vient jamais, mais le quotidien dans toute sa complexité.Commémorer,oui;il faut bien commémorer;que serait une Humanité qui n’aurait le sens de la commémoration ?Encore faut-il savoir ce que l’on fait, sinon, vraiment,il n’y a pas de quoi.

Ramanujam Sooriamoorthy

IL N’Y A PAS DE QUOI

Toute commémoration suppose une défaillance de la mémoire et ( peut-être également, mais rien n’est moins sûr,) une volonté de remédier à cette défaillance.C’est parce que la mémoire est oublieuse, parce qu’elle ne (se) rappelle pas,ou rappelle mal, pas assez, ou qu’elle ne veut pas, ne tient pas à (se ) rappeler,qu’il convient de rappeler, de commémorer.Le discours commémoratif, de ce fait, ne peut que se sentir lui-même en défaut :ce qui le rend possible et l’autorise, c’est un sentiment de faute----il s’est trouvé pris en défaut----------, de culpabilité ; d’où cette impression de conscience honteuse et malheureuse qu’il s’efforce de dissimuler en adoptant le ton de l’héroïsme.Il présente presque toujours un caractère hyperbolique que l’on pourra, non sans raison, juger symptomatique, sinon suspect.

Mais ,en même temps, on pourrait affirmer que le discours commératif, qui vise à remettre en mémoire--------------et ,par définition, on ne remet en mémoire, en la mémoire que ce qui s’en est,si l’on peut dire, évadé, ce qui ne s’y loge plus------------, n’est pas lui-même frappé d’amnésie,partielle ou non; bien au contraire,il s’agit d’un discours hypermnésique qui se rappelle très bien, qui ne se rappelle même que trop. Ce sont les autres qui ne se rappellent point, qui ont la mémoire fragile,les autres , c’est-à-dire la foule, ceux qui sont trop obsédés par leurs intérêts égoïstes et mesquins, ou qui , trop occupés à survivre( à l’instar des esclaves ? ), ne connaissent que le temps du travail et celui du sommeil, et ,pour remédier à cela ,il y a fort heureusement la geste commémorative qui, forte de son hypermnésie, se humblement et généreusement propose à titre d’hypomnèse. Discours salvateur ,il rappelle le passé, comme si l’on pouvait rappeler le passé, à la fois pour qu’on le revive ,mais aussi pour qu’on le conjure en même temps .En un sens , il n’en peut qu’aller ainsi, vu qu’une trop forte insistance sur le seul passé, primordialement sur le passé , risque fort de broyer, d’escravanter le présent et ses réalisations; une stratégie qui fonctionne de la sorte serait certainement appréciée par des forces d’opposition , mais ,même là, elle ne saurait s’offrir le luxe de n’avoir un regard tournévers l’avenir.Une amphibologie , d’aucuns diraient une contradiction , congénitale le travaille, semble le travailler , mais il ne s’agit là que d’une illusion.

De quoi le discours commémoratif est-il, se veut-il, tient-il à être le rappel ?A la limite,il n’est pas impossible de concevoir un discours commémoratif qui serait isolé,ou même silencieux;pas impossible,mais difficile tout de même et, n’importe comment, un tel discours serait tellement rare qu’il passerait tout au plus pour une curiosité.Et un rituel commémoratif restreint ,auquel seraient conviées seules certaines personnes choisies ou désignées sur la base de tel ou tel critère ,n’est certainement pas quelque chose que l’on aurait du mal à envisager ou imaginer;ce serait d’autant moins difficile à imaginer qu’on peut se demander si ce n’est pas le propre de tout rituel commémoratif de n’impliquer, de ne vraiment concerner, de ne s’adresser qu’à un tout petit groupe , les autres qui s’imaginent y participer n’étant que des voyeurs.Cependant, les membres dont le petit groupe est constitué, qui ,en principe, sont des fervents ,sinon des fanatiques,n’ont guère besoin qu’on leur rappelle qui que, quoi que ce soit:ils se rappellent parfaitement d’eux-mêmes ce qu’ils n’ont même pas à ( se )rappeler,vu qu’ils n’ont que cela à l’esprit.Ils ne se livreront pas moins à l’action commémorative pour plus d’une raison : travail ( impossible ) du deuil, désir de rédemption, mais aussi narcissisme et exhibitionnisme.

Toutefois, ce qu’il convient de retenir ici, c’est que le discours commémoratif, qui, ne craignons de le répéter, est véritablement le fait d’un petit groupe et ne s’adresse qu’à ce groupe, doit en même temps, pour résonner de toute son importance, réelle et imaginaire,pour resplendir de tout son éclat,authentique non moins que factice, ne serait-ce que principiellement, pouvoir mobiliser, spontanément si possible, l’attention admirative de tout le monde, de tout l’univers même.C’est pour cela que le discours commémoratif , bien qu’il soit le propos d’un seul--------------mais c’est autrement plus compliqué,un seul n’étant jamais qu’un seul, tout étant un seul, lequel bien souvent est seul sans être tout à fait seul,-------------ou celui d’un groupe, en est un qui aisément emporte l’adhésion,la plupart du temps dans l’enthousiasme et la jubilation ( comme masturbatoire? ): rien à cela d’étonnant,vu qu’il s’agit d’un discours auquel on s’identifie sans peine, dont n’importe qui pourrait se croire l’auteur( pourrait seulement,mais c’est ce qu’il faut de distance suffisante et respectueuse pour que l’identification et le l’admiration , une admiration quelque peu craintive, soient possibles ).C’est le propos d’un seul,n’en eût-il écrit la moindre syllabe ------------car tout aura été mis en place ( au niveau du ton ,du style, du choix des mots,voire de la théâtralisation avec la scénographie tenue pour idoine) pour le faire parler et agir comme il le fait d’habitude et surtout comme il est censé devoir le faire, conformément à l’image construite de lui, avec lui, pour lui,mais surtout pas d’autres que lui, qui aura détrôné la personne réelle afin d’imposer sa souveraineté factice sur une foule aveuglée jusqu’à la stupidité-------------,mais qui doit pouvoir donner à tous l’impression que ce n’est pas moins le leur, sans que pour autant ils en viennent vraiment à croire que c’est effectivement le leur.Il se tourne vers le passé pour en faire l’éloge,mais comme cet éloge doit , en même temps,servir à la glorification du présent , tout se passe comme si cet éloge n’en était pas vraiment un, tout en en étant un.On peut bien sûr imaginer un discours commémoratif qui se concentrerait exclusivement sur le passé, s’y fixant amoureusement, nostalgiquement et interminablement, mais ce genre de de discours ne relèverait plus ,à proprement parler, de la commémoration----------------il ne présentera point le caractère de ponctualité, se renouvelant à des dates précises il est vrai , à quoi l’on reconnaît le discours de la commémoratiion--------------,mais, encore que la commémoration ne soit pas sans rappeler la névrose, de la névrose obsessionnelle.Le discours commémoratif traditionnel ,lui, rappelle,célèbre, glorifie,pour mieux encenser son auteur,le locuteur qui en assume la paternité et qui,aux yeux de tous, en est ,sinon le créateur, à coup sûr l’inspirateur.

Reprenons notre question : de quoi le discours commémoratif est-il, se veut-il, ou prétend-il être le rappel ?De toute évidence, d’un fait , d’une action, d’un événement--------------laissons en attente la question de savoir ce qu’est un fait, en quoi consiste une action,et ce qui permet d’identifier un événement, les trois notions n’étant ,par ailleurs , aucunement synonymes, -----------------lesquels sont nécessairement associés à une personne,à un groupe parfois, voire à une nation tout entière,mais toujours unis autour de la personne d’un chef, d’un héros en lequel la foule anonyme reconnaît son leader, son conducteur,à la fois démagogue ( au sens étymologique ) et mystagogue , éponyme.Et s’il n’est pas exclu que l’on célèbre, non pas une seule action, un seul fait,mais une série d’actions, de faits,que l’on veuille rappeler une vie entière, on ne se concentrera pas moins sur un fait, un événement tenu , à tort ou/et à raison , pour le culmen par excellence de toute une existence,sinon de tout un pan de l’Histoire.C’est assez dire qu’il ne s’agira pas de n’importe quoi, ni même de n’importe qui,même s’il peut advenir qu’une action héroïque ait pour auteur un obscur inconnu,-----------ici se pose la question de savoir ce qui rend une action ou/ et son auteur dignes d’attention et d’admiration, de savoir si on célèbre l’auteur plutôt que l’action, si c’est son auteur qui rend une action mémorable ou si c’est telle action ( suffit-il d’une seule ?pourquoi pas ?mais alors il va falloir déterminer comment une seule action en arrive , s’il s’agit bien de cela,à, comme on dit, immortaliser son auteur,) qui assure à son auteur une gloire impérissable--------------,mais d’une action, d’un fait qui fait date, d’un événement quoi! Or si ce qui fait date peut bien finir par se trouver daté, démodé, vieilli au point qu’il le faut rappeler , histoire de le sortir de l’oubli( serait –ce cela, le but de tout geste commémoratif ? son but principal?), ce qui date, ce qui est mémorable n’a pas à être rappelé pour ceci que,mémorable,il est déjà dans toutes les mémoires.Mais peut-être ne messied-il de rappeler ce que tout le monde connaît,ou croit connaître,le bien connu étant, comme on le sait depuis un moment maintenant,en raison de cela même,le méconnu,

Peut-être;s’agit-il toujours de cela cependant ? S’agit-il même jamais de cela? On peut bien , en toute innocence, en toute simplicité, croire le passé achevé, révolu , le passé n’est pas pour autant vraiment passé;en fait il n’est même pas passé : il est encore et toujours à venir.Non seulement en ce sens passablement superficiel qui voudrait qu’il n’eût pas encore livré tous ses secrets, ce qui est indéniable,mais surtout parce que constamment soumis à de nouvelles interprétations, à de nouvelles évaluations ,il est toujours en train d’apparaître pour une première fois qui va aussitôt ou tôt ou tard se trouver frappé de caducité, certes relative, mais suffisamment réelle pour le transformer.Le passé, c’est ce qui est à venir ;or, si tel est bien le cas, comment peut-on parler de remémoration et de conjuration, bref de commémoration ?Et on peut ,en effet le faire;mais c’est en succombant à une méprise , à celle d’une conception obtuse du temps.Ladite méprise permet cependant, malgré elle,non seulement de souligner , de mettre en exergue qu’il y a eu quelque chose,un événement,comme on dit, même si ,dans la plupart des cas, l’événement n’a été reconnu que tardivement, bien après qu’il s’est produit,quand il n’aura été artificiellement construit après coup, mais aussi de rappeler,de se rappeler l’envers négatif qui aura provoqué la nécessité de son irruption.Double rappel donc, mais aussi double conjuration: conjuration de l’antithèse qui aura précédé l’événement,non moins que conjuration, fort discrète,à peine perceptible,mais bien réelle et même indispensable, de l’événement lui-même qui ,sinon, montrerait le présent sous un jour peu favorable et paralyserait tout projet futur.On a tort de croire que l’on sait ce que l’on fait, que l’on sait avec quoi on joue----------et ce pourrait bien être le feu------------, quand on commémore.

Toutefois ,la méprise qui autorise,ou motive, la geste commémorative , dans la mesure où elle ne peut qu’ouvrir la voie à la répétition,la commémoration ne pouvant se réduire à un acte qui n’aurait lieu qu’une fois ,oblige, s’oblige à toujours, ne fût-ce qu’à des moments précis et programmés, reconsidérer le passé,à le redécouvrir, voire à le (ré)inventer , comme pour laisser entendre qu’elle comprend,à sa manière, que le passé n’est pas encore passé,qu’il est à venir, et la commémoration de s’offrir alors la chance de porter un regard vers l’avenir tout en se tournant vers le passé,bien moins pour ressusciter le passé que pour le susciter.Si et quand la commémoration prend ce tour, ce qui n’arrive pas souvent,elle éloigne toute tentation de fétichisme, d’hagiographie, d’idolâtrie.Ce n’est pas comme si nous disions,comme on l’aura peut-être , à un moment cru, qu’il n’y a pas de commémoration, qu’il ne faut pas de commémoration.Bien au contraire,il faut la commémoration-------------le vrai disciple est en vérité un commémorant permanent, mais il s’agit là d’une autre question---------------,mais à condition de la savoir interminable, de garder en mémoire , si l’on peut dire,que sa fonction cardinale, sinon son unique fonction, consiste à toujours réexaminer le passé afin de lui insuffler une dynamique qui, tout en le préservant, le fait fonctionner toujours autrement.

Que se passe-t-il cependant quand le discours commémoratif,plus dithyrambique que jamais, et pour cause, célèbre un fait,un événement qui jamais n’eut lieu, sauf officiellement ?Le cas est bien plus fréquent qu’on ne le pourrait croire et il y a à cela des raisons dont peut-être une seule serait acceptable, et encore!En règle générale,ce genre de pratique, phénomène tellement courant qu’on ne songe même à l’interroger,répond à un désir ou à un besoin de mystification.L’opération de mystification crée véritablement l’événement qui, dans un premier temps, n’existe que dans le cerveau passablement atteint de son, de ses concepteurs.La finalité demeure toujours l’autocélébration et l’autoglorification, mais bien plus encore la production d’une illusion.On cherche à convaincre de la réalité d’un fait qui ne s’est pas concrétisé,mais qui, s’il se fût réalisé,eût signifié des conséquences profondes, voire révolutionnaires,du moins au sens courant, eût imprimé un cours inédit à la marche des événements, à l’Histoire.Et, bien entendu,il s’agit, il s’agirait de quelque chose de si important et mémorable qu’on en ressentirait encore les effets positifs et bénéfiques , dans la joie et la gratitude.

Toutefois, comme il ne s’est rien produit de la sorte,comme il n’y a pas, par exemple ,eu de réelle abolition des privilèges de classe et que les privilèges en question,loin d’avoir été éliminés ou même ,plus simplement, réduits, n’ont jamais cessé d’exister et ont , au contraire,été renforcés à l’extrême ,ce à quoi le discours commémoratif, qui atteint alors l’apogée du scandaleux,oeuvre , c’est à la pérennisation d’un état antérieur dont l’obscénité ne fait de doute aux yeux de ( presque ) personne, tout en s’ingéniant à faire croire à la réalité historique d’un événement imaginaire qui l’aura effacé pour toujours. Et la propagande , le bourrage de crâne aidant, tout le monde , exception faite de quelques rares personnes ayant su conserver quelque lucidité, d’applaudir.Il n’y a , dans de tels cas, vraiment pas de quoi commémorer, de célébrer, de fêter.Ah non! Il n’y a pas de quoi.

Reconnaissons néanmoins que c’est là ,c’est quand l’acte commémoratif se confond avec l’assassinat intellectuel et moral,qu’on en peut ,en raison de cela même justement,qu’on en doit passer au crible le texte, le pré-texte,pour dénoncer la supercherie et exposer la perfidie à l’oeuvre, afin que se concrétise le fait inexistant que l’on prétend commémorer.Plutôt que de considérer que ceux qui commémorent et tiennent à commémorer l’abolition de l’esclavage agissent par ignorance et sottise ou légèreté,plutôt que de voir en eux des démagogues ou des nigauds,ayons l’audace de penser qu’ils savent parfaitement ce qu’ils font, n’ignorant que l’esclavage n’a jamais été vraiment aboli , même si le ton et le style en ont varié, qu’il règne plus que jamais à tous les niveaux de l’espace social et que certaines pratiques contemporaines ,Saint Julien l’Inhospitalier en pourrait témoigner, ne sont pas sans rappeller des temps que d’aucuns auront eu la témérité de croire révolus, car ils ne sont peut-être pas simplement , pour des motifs peu avouables, en train de sacrifier à une tradition dont on peut questionner la rationalité; ils sont peut-être, quoique inconsciemment sans doute, en commémorant un acte qui jamais n’eut lieu, en train de souligner la nécessité d’un tel événement : on commémore (rait) non parce que l’événement a eu lieu,mais parce qu’il n’a pas eu lieu, espérant qu’ainsi il finira par avoir lieu.Par magie ,par exemple,vu que l’acte commémoratif est bien souvent de l’ordre de la thaumaturgie ou de la prestidigitation ?Peut-être,mais on ne saurait trop y compter. Ce sur quoi l’on peut compter, c’est sur le travail de la mémoire qui se tourne vers le passé pour le ranimer, pour l’animer ,le toujours réanimer,afin qu’on n’en soit pas simplement le prisonnier fasciné ou indigné, mais pour qu’on s’en trouve mieux inspiré et libéré.Cela suppose au moins qu’on sache que le passé,qui a pourtant déjà eu lieu, n’a pas encore eu lieu et qu’il est, qu’il sera toujours à venir,le même sans être tout à fait le même,imprévisible.Sans cela, on s’ôte les moyens d’affronter ,non pas l’avenir qui ne vient jamais, mais le quotidien dans toute sa complexité.Commémorer,oui;il faut bien commémorer;que serait une Humanité qui n’aurait le sens de la commémoration ?Encore faut-il savoir ce que l’on fait, sinon, vraiment,il n’y a pas de quoi.

Ramanujam Sooriamoorthy

IL N’Y A PAS DE QUOI

Toute commémoration suppose une défaillance de la mémoire et ( peut-être également, mais rien n’est moins sûr,) une volonté de remédier à cette défaillance.C’est parce que la mémoire est oublieuse, parce qu’elle ne (se) rappelle pas,ou rappelle mal, pas assez, ou qu’elle ne veut pas, ne tient pas à (se ) rappeler,qu’il convient de rappeler, de commémorer.Le discours commémoratif, de ce fait, ne peut que se sentir lui-même en défaut :ce qui le rend possible et l’autorise, c’est un sentiment de faute----il s’est trouvé pris en défaut----------, de culpabilité ; d’où cette impression de conscience honteuse et malheureuse qu’il s’efforce de dissimuler en adoptant le ton de l’héroïsme.Il présente presque toujours un caractère hyperbolique que l’on pourra, non sans raison, juger symptomatique, sinon suspect.

Mais ,en même temps, on pourrait affirmer que le discours commératif, qui vise à remettre en mémoire--------------et ,par définition, on ne remet en mémoire, en la mémoire que ce qui s’en est,si l’on peut dire, évadé, ce qui ne s’y loge plus------------, n’est pas lui-même frappé d’amnésie,partielle ou non; bien au contraire,il s’agit d’un discours hypermnésique qui se rappelle très bien, qui ne se rappelle même que trop. Ce sont les autres qui ne se rappellent point, qui ont la mémoire fragile,les autres , c’est-à-dire la foule, ceux qui sont trop obsédés par leurs intérêts égoïstes et mesquins, ou qui , trop occupés à survivre( à l’instar des esclaves ? ), ne connaissent que le temps du travail et celui du sommeil, et ,pour remédier à cela ,il y a fort heureusement la geste commémorative qui, forte de son hypermnésie, se humblement et généreusement propose à titre d’hypomnèse. Discours salvateur ,il rappelle le passé, comme si l’on pouvait rappeler le passé, à la fois pour qu’on le revive ,mais aussi pour qu’on le conjure en même temps .En un sens , il n’en peut qu’aller ainsi, vu qu’une trop forte insistance sur le seul passé, primordialement sur le passé , risque fort de broyer, d’escravanter le présent et ses réalisations; une stratégie qui fonctionne de la sorte serait certainement appréciée par des forces d’opposition , mais ,même là, elle ne saurait s’offrir le luxe de n’avoir un regard tournévers l’avenir.Une amphibologie , d’aucuns diraient une contradiction , congénitale le travaille, semble le travailler , mais il ne s’agit là que d’une illusion.

De quoi le discours commémoratif est-il, se veut-il, tient-il à être le rappel ?A la limite,il n’est pas impossible de concevoir un discours commémoratif qui serait isolé,ou même silencieux;pas impossible,mais difficile tout de même et, n’importe comment, un tel discours serait tellement rare qu’il passerait tout au plus pour une curiosité.Et un rituel commémoratif restreint ,auquel seraient conviées seules certaines personnes choisies ou désignées sur la base de tel ou tel critère ,n’est certainement pas quelque chose que l’on aurait du mal à envisager ou imaginer;ce serait d’autant moins difficile à imaginer qu’on peut se demander si ce n’est pas le propre de tout rituel commémoratif de n’impliquer, de ne vraiment concerner, de ne s’adresser qu’à un tout petit groupe , les autres qui s’imaginent y participer n’étant que des voyeurs.Cependant, les membres dont le petit groupe est constitué, qui ,en principe, sont des fervents ,sinon des fanatiques,n’ont guère besoin qu’on leur rappelle qui que, quoi que ce soit:ils se rappellent parfaitement d’eux-mêmes ce qu’ils n’ont même pas à ( se )rappeler,vu qu’ils n’ont que cela à l’esprit.Ils ne se livreront pas moins à l’action commémorative pour plus d’une raison : travail ( impossible ) du deuil, désir de rédemption, mais aussi narcissisme et exhibitionnisme.

Toutefois, ce qu’il convient de retenir ici, c’est que le discours commémoratif, qui, ne craignons de le répéter, est véritablement le fait d’un petit groupe et ne s’adresse qu’à ce groupe, doit en même temps, pour résonner de toute son importance, réelle et imaginaire,pour resplendir de tout son éclat,authentique non moins que factice, ne serait-ce que principiellement, pouvoir mobiliser, spontanément si possible, l’attention admirative de tout le monde, de tout l’univers même.C’est pour cela que le discours commémoratif , bien qu’il soit le propos d’un seul--------------mais c’est autrement plus compliqué,un seul n’étant jamais qu’un seul, tout étant un seul, lequel bien souvent est seul sans être tout à fait seul,-------------ou celui d’un groupe, en est un qui aisément emporte l’adhésion,la plupart du temps dans l’enthousiasme et la jubilation ( comme masturbatoire? ): rien à cela d’étonnant,vu qu’il s’agit d’un discours auquel on s’identifie sans peine, dont n’importe qui pourrait se croire l’auteur( pourrait seulement,mais c’est ce qu’il faut de distance suffisante et respectueuse pour que l’identification et le l’admiration , une admiration quelque peu craintive, soient possibles ).C’est le propos d’un seul,n’en eût-il écrit la moindre syllabe ------------car tout aura été mis en place ( au niveau du ton ,du style, du choix des mots,voire de la théâtralisation avec la scénographie tenue pour idoine) pour le faire parler et agir comme il le fait d’habitude et surtout comme il est censé devoir le faire, conformément à l’image construite de lui, avec lui, pour lui,mais surtout pas d’autres que lui, qui aura détrôné la personne réelle afin d’imposer sa souveraineté factice sur une foule aveuglée jusqu’à la stupidité-------------,mais qui doit pouvoir donner à tous l’impression que ce n’est pas moins le leur, sans que pour autant ils en viennent vraiment à croire que c’est effectivement le leur.Il se tourne vers le passé pour en faire l’éloge,mais comme cet éloge doit , en même temps,servir à la glorification du présent , tout se passe comme si cet éloge n’en était pas vraiment un, tout en en étant un.On peut bien sûr imaginer un discours commémoratif qui se concentrerait exclusivement sur le passé, s’y fixant amoureusement, nostalgiquement et interminablement, mais ce genre de de discours ne relèverait plus ,à proprement parler, de la commémoration----------------il ne présentera point le caractère de ponctualité, se renouvelant à des dates précises il est vrai , à quoi l’on reconnaît le discours de la commémoratiion--------------,mais, encore que la commémoration ne soit pas sans rappeler la névrose, de la névrose obsessionnelle.Le discours commémoratif traditionnel ,lui, rappelle,célèbre, glorifie,pour mieux encenser son auteur,le locuteur qui en assume la paternité et qui,aux yeux de tous, en est ,sinon le créateur, à coup sûr l’inspirateur.

Reprenons notre question : de quoi le discours commémoratif est-il, se veut-il, ou prétend-il être le rappel ?De toute évidence, d’un fait , d’une action, d’un événement--------------laissons en attente la question de savoir ce qu’est un fait, en quoi consiste une action,et ce qui permet d’identifier un événement, les trois notions n’étant ,par ailleurs , aucunement synonymes, -----------------lesquels sont nécessairement associés à une personne,à un groupe parfois, voire à une nation tout entière,mais toujours unis autour de la personne d’un chef, d’un héros en lequel la foule anonyme reconnaît son leader, son conducteur,à la fois démagogue ( au sens étymologique ) et mystagogue , éponyme.Et s’il n’est pas exclu que l’on célèbre, non pas une seule action, un seul fait,mais une série d’actions, de faits,que l’on veuille rappeler une vie entière, on ne se concentrera pas moins sur un fait, un événement tenu , à tort ou/et à raison , pour le culmen par excellence de toute une existence,sinon de tout un pan de l’Histoire.C’est assez dire qu’il ne s’agira pas de n’importe quoi, ni même de n’importe qui,même s’il peut advenir qu’une action héroïque ait pour auteur un obscur inconnu,-----------ici se pose la question de savoir ce qui rend une action ou/ et son auteur dignes d’attention et d’admiration, de savoir si on célèbre l’auteur plutôt que l’action, si c’est son auteur qui rend une action mémorable ou si c’est telle action ( suffit-il d’une seule ?pourquoi pas ?mais alors il va falloir déterminer comment une seule action en arrive , s’il s’agit bien de cela,à, comme on dit, immortaliser son auteur,) qui assure à son auteur une gloire impérissable--------------,mais d’une action, d’un fait qui fait date, d’un événement quoi! Or si ce qui fait date peut bien finir par se trouver daté, démodé, vieilli au point qu’il le faut rappeler , histoire de le sortir de l’oubli( serait –ce cela, le but de tout geste commémoratif ? son but principal?), ce qui date, ce qui est mémorable n’a pas à être rappelé pour ceci que,mémorable,il est déjà dans toutes les mémoires.Mais peut-être ne messied-il de rappeler ce que tout le monde connaît,ou croit connaître,le bien connu étant, comme on le sait depuis un moment maintenant,en raison de cela même,le méconnu,

Peut-être;s’agit-il toujours de cela cependant ? S’agit-il même jamais de cela? On peut bien , en toute innocence, en toute simplicité, croire le passé achevé, révolu , le passé n’est pas pour autant vraiment passé;en fait il n’est même pas passé : il est encore et toujours à venir.Non seulement en ce sens passablement superficiel qui voudrait qu’il n’eût pas encore livré tous ses secrets, ce qui est indéniable,mais surtout parce que constamment soumis à de nouvelles interprétations, à de nouvelles évaluations ,il est toujours en train d’apparaître pour une première fois qui va aussitôt ou tôt ou tard se trouver frappé de caducité, certes relative, mais suffisamment réelle pour le transformer.Le passé, c’est ce qui est à venir ;or, si tel est bien le cas, comment peut-on parler de remémoration et de conjuration, bref de commémoration ?Et on peut ,en effet le faire;mais c’est en succombant à une méprise , à celle d’une conception obtuse du temps.Ladite méprise permet cependant, malgré elle,non seulement de souligner , de mettre en exergue qu’il y a eu quelque chose,un événement,comme on dit, même si ,dans la plupart des cas, l’événement n’a été reconnu que tardivement, bien après qu’il s’est produit,quand il n’aura été artificiellement construit après coup, mais aussi de rappeler,de se rappeler l’envers négatif qui aura provoqué la nécessité de son irruption.Double rappel donc, mais aussi double conjuration: conjuration de l’antithèse qui aura précédé l’événement,non moins que conjuration, fort discrète,à peine perceptible,mais bien réelle et même indispensable, de l’événement lui-même qui ,sinon, montrerait le présent sous un jour peu favorable et paralyserait tout projet futur.On a tort de croire que l’on sait ce que l’on fait, que l’on sait avec quoi on joue----------et ce pourrait bien être le feu------------, quand on commémore.

Toutefois ,la méprise qui autorise,ou motive, la geste commémorative , dans la mesure où elle ne peut qu’ouvrir la voie à la répétition,la commémoration ne pouvant se réduire à un acte qui n’aurait lieu qu’une fois ,oblige, s’oblige à toujours, ne fût-ce qu’à des moments précis et programmés, reconsidérer le passé,à le redécouvrir, voire à le (ré)inventer , comme pour laisser entendre qu’elle comprend,à sa manière, que le passé n’est pas encore passé,qu’il est à venir, et la commémoration de s’offrir alors la chance de porter un regard vers l’avenir tout en se tournant vers le passé,bien moins pour ressusciter le passé que pour le susciter.Si et quand la commémoration prend ce tour, ce qui n’arrive pas souvent,elle éloigne toute tentation de fétichisme, d’hagiographie, d’idolâtrie.Ce n’est pas comme si nous disions,comme on l’aura peut-être , à un moment cru, qu’il n’y a pas de commémoration, qu’il ne faut pas de commémoration.Bien au contraire,il faut la commémoration-------------le vrai disciple est en vérité un commémorant permanent, mais il s’agit là d’une autre question---------------,mais à condition de la savoir interminable, de garder en mémoire , si l’on peut dire,que sa fonction cardinale, sinon son unique fonction, consiste à toujours réexaminer le passé afin de lui insuffler une dynamique qui, tout en le préservant, le fait fonctionner toujours autrement.

Que se passe-t-il cependant quand le discours commémoratif,plus dithyrambique que jamais, et pour cause, célèbre un fait,un événement qui jamais n’eut lieu, sauf officiellement ?Le cas est bien plus fréquent qu’on ne le pourrait croire et il y a à cela des raisons dont peut-être une seule serait acceptable, et encore!En règle générale,ce genre de pratique, phénomène tellement courant qu’on ne songe même à l’interroger,répond à un désir ou à un besoin de mystification.L’opération de mystification crée véritablement l’événement qui, dans un premier temps, n’existe que dans le cerveau passablement atteint de son, de ses concepteurs.La finalité demeure toujours l’autocélébration et l’autoglorification, mais bien plus encore la production d’une illusion.On cherche à convaincre de la réalité d’un fait qui ne s’est pas concrétisé,mais qui, s’il se fût réalisé,eût signifié des conséquences profondes, voire révolutionnaires,du moins au sens courant, eût imprimé un cours inédit à la marche des événements, à l’Histoire.Et, bien entendu,il s’agit, il s’agirait de quelque chose de si important et mémorable qu’on en ressentirait encore les effets positifs et bénéfiques , dans la joie et la gratitude.

Toutefois, comme il ne s’est rien produit de la sorte,comme il n’y a pas, par exemple ,eu de réelle abolition des privilèges de classe et que les privilèges en question,loin d’avoir été éliminés ou même ,plus simplement, réduits, n’ont jamais cessé d’exister et ont , au contraire,été renforcés à l’extrême ,ce à quoi le discours commémoratif, qui atteint alors l’apogée du scandaleux,oeuvre , c’est à la pérennisation d’un état antérieur dont l’obscénité ne fait de doute aux yeux de ( presque ) personne, tout en s’ingéniant à faire croire à la réalité historique d’un événement imaginaire qui l’aura effacé pour toujours. Et la propagande , le bourrage de crâne aidant, tout le monde , exception faite de quelques rares personnes ayant su conserver quelque lucidité, d’applaudir.Il n’y a , dans de tels cas, vraiment pas de quoi commémorer, de célébrer, de fêter.Ah non! Il n’y a pas de quoi.

Reconnaissons néanmoins que c’est là ,c’est quand l’acte commémoratif se confond avec l’assassinat intellectuel et moral,qu’on en peut ,en raison de cela même justement,qu’on en doit passer au crible le texte, le pré-texte,pour dénoncer la supercherie et exposer la perfidie à l’oeuvre, afin que se concrétise le fait inexistant que l’on prétend commémorer.Plutôt que de considérer que ceux qui commémorent et tiennent à commémorer l’abolition de l’esclavage agissent par ignorance et sottise ou légèreté,plutôt que de voir en eux des démagogues ou des nigauds,ayons l’audace de penser qu’ils savent parfaitement ce qu’ils font, n’ignorant que l’esclavage n’a jamais été vraiment aboli , même si le ton et le style en ont varié, qu’il règne plus que jamais à tous les niveaux de l’espace social et que certaines pratiques contemporaines ,Saint Julien l’Inhospitalier en pourrait témoigner, ne sont pas sans rappeller des temps que d’aucuns auront eu la témérité de croire révolus, car ils ne sont peut-être pas simplement , pour des motifs peu avouables, en train de sacrifier à une tradition dont on peut questionner la rationalité; ils sont peut-être, quoique inconsciemment sans doute, en commémorant un acte qui jamais n’eut lieu, en train de souligner la nécessité d’un tel événement : on commémore (rait) non parce que l’événement a eu lieu,mais parce qu’il n’a pas eu lieu, espérant qu’ainsi il finira par avoir lieu.Par magie ,par exemple,vu que l’acte commémoratif est bien souvent de l’ordre de la thaumaturgie ou de la prestidigitation ?Peut-être,mais on ne saurait trop y compter. Ce sur quoi l’on peut compter, c’est sur le travail de la mémoire qui se tourne vers le passé pour le ranimer, pour l’animer ,le toujours réanimer,afin qu’on n’en soit pas simplement le prisonnier fasciné ou indigné, mais pour qu’on s’en trouve mieux inspiré et libéré.Cela suppose au moins qu’on sache que le passé,qui a pourtant déjà eu lieu, n’a pas encore eu lieu et qu’il est, qu’il sera toujours à venir,le même sans être tout à fait le même,imprévisible.Sans cela, on s’ôte les moyens d’affronter ,non pas l’avenir qui ne vient jamais, mais le quotidien dans toute sa complexité.Commémorer,oui;il faut bien commémorer;que serait une Humanité qui n’aurait le sens de la commémoration ?Encore faut-il savoir ce que l’on fait, sinon, vraiment,il n’y a pas de quoi.

Ramanujam Sooriamoorthy

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